6

Jackson, sortant de son sommeil, se retrouva sur le divan, enroulé dans deux couvertures sales. Ses articulations avaient la rigidité de la mort et la douleur vrillait son crâne, comme un marteau-piqueur. La lumière trouble de l’ampoule lui brûlait les yeux comme du poivre, et sa bouche était sèche comme du buvard.

Ayant tourné avec mille précautions la tête comme si c’était du verre, il aperçut Goldy assis à table, dans son ample robe noire, mais débarrassé de la perruque et du bonnet. Une gamelle couverte était posée sur la table devant lui, avec du pain de mie en tranches dans du papier sulfurisé et une demi-bouteille de whisky.

L’air était bleu de fumée et chargé de vapeurs de pétrole. Mais, dans la pièce, il faisait froid.

Goldy, l’air rêveur, soufflait sur la croix d’or suspendue à son cou et la frottait avec un mouchoir gris de crasse.

Jackson rejeta les couvertures, se leva tant bien que mal, saisit Goldy à la gorge et se mit en devoir d’enfoncer ses doigts noirs dans la peau visqueuse et grasse. La sueur sur sa face sombre lui faisait comme des pustules. Ses prunelles brûlaient d’un feu rouge et dément.

Les yeux de Goldy jaillirent de leur orbite et sa figure vira au gris poussière. Il laissa échapper la croix d’or, et, des deux mains, empoigna Jackson à la nuque, tira de toutes ses forces et, brusquement, leurs deux têtes se cognèrent. Sous le choc, la chaise bascula et Goldy tomba à la renverse, entraînant avec lui Jackson, que le coup avait également abruti.

La bouteille de whisky dégringola à leur suite, sans se casser, et roula sous le divan.

Les couvertures projetées sur le poêle à pétrole commençaient à grésiller, répandant une puanteur de laine et de coton brûlés.

Avec des grognements de fauves affamés se disputant la dernière côtelette, les deux frères se colletaient sur le plancher ; Goldy parvint à repousser Jackson d’un coup de pied dans le ventre.

— Qu’est-ce qui te prend ? T’es tombé sur la tête ou quoi ?

— Tu m’as drogué !

Sur le poêle à pétrole, les couvertures prirent feu.

— Regarde ce que t’as fait, gronda Goldy, qui cherchait tant bien que mal à libérer le pied gauche des plis de sa longue robe.

S’aidant de la table, Jackson parvint à se redresser, non sans avoir fait tomber le pain. Il marcha dessus, en se précipitant pour saisir les couvertures en flammes. Mais quand il voulut les jeter dans le couloir, il trouva la porte verrouillée.

— Ouvre-moi cette porte !

La pièce s’était remplie de fumée noire. Goldy, à quatre pattes, essayait de remettre la main sur la clé.

— V’là que je l’ai paumée par ta faute. Aide-moi à chercher bon sang !

Jackson jeta les couvertures par terre et à quatre pattes se mit à chercher la clé.

— Je l’ai ! s’écria Goldy.

Lui aussi buta sur le pain, et, enfin debout, il courut ouvrir la porte.

D’un coup de pied, Jackson envoya les couvertures dans le couloir.

— Un jour, on te retrouvera mort derrière cette porte bouclée.

— Ben voyons, t’as pas plus de cervelle qu’un nourrisson.

Il repoussa Jackson et alla dans la boutique chercher de l’eau, dont il inonda les couvertures fumantes.

Ensuite, ayant déchiré un morceau de carton, il en donna la moitié à Jackson, pour chasser la fumée de la pièce. Il n’arrêtait pas de maugréer.

— Y a pas à dire, j’ai bonne mine. Je me mets en quatre pour te filer un coup de main, parce que t’es mon frère, et toi, t’as rien de plus pressé que de m’envoyer dans l’autre monde.

— Je te retiens avec ton coup de main, grommela Jackson, tout en éventant la fumée. Je viens te demander de me dépanner et toi, tu me démolis au Mickey Finn[6].

— Mange ton dîner et tais-toi !

Jackson ramassa le pain de mie tout piétiné et lui redonna, tarit bien que mal, sa forme première, puis il s’assit, souleva le couvercle de la gamelle. Elle était à moitié pleine de haricots rouges et de riz, accompagnant des pieds de porc bouillis.

— Du « John qui saute[7] » c’est tout ce qu’y a, fit Goldy.

— Moi, j’aime bien ça, le « John qui saute ».

Goldy ferma la porte et, de nouveau, la verrouilla, malgré le regard noir de son frère. Puis, ayant repéré la bouteille de whisky sous le divan, il la ramassa et en versa une rasade à Jackson. Jackson lui lança un regard méfiant. Goldy lui répondit par un œil mauvais.

— Tu ferais pas confiance à ta propre maman, hein ? fit-il, après avoir bu une gorgée pour démontrer qu’il n’y avait pas de danger.

Jackson but à son tour et fit la grimace :

— C’est toi qui fabriques ce tord-boyaux ?

— Allez, fais pas la fine bouche. Tu m’as pas filé de ronds, que je sache, pour t’en acheter du bon. Alors tape-toi ça et ferme ta gueule.

Jackson se mit à manger, l’air chagrin. Goldy, pendant ce temps, chauffa son cocktail de cocaïne et morphine et se piqua avec une paisible délectation.

— J’ai téléphoné à ta logeuse. Imabelle est pas rentrée.

Jackson s’arrêta, la bouche pleine :

— Faut que j’aille la chercher.

— Pas question ! Tu veux te faire alpaguer par le premier flic venu ? Ton patron a porté plainte et y a un mandat d’arrêt lancé contre toi.

La sueur perlait sur la face de Jackson.

— J’irai quand même. Elle a peut-être des ennuis.

— Elle a pas d’ennui. C’est toi qui en as.

Jackson ajouta un os tout nettoyé sur la pile qui s’accumulait sur la table, s’essuya la bouche du revers de la main et appuya sur Goldy un regard où brillait une indignation toute puritaine.

— Si tu crois que je vais me tourner les pouces ici, alors qu’on m’a escroqué mon argent et enlevé ma femme, tu vas être surpris ! C’est ma femme. Il faut bien que je la cherche moi aussi.

Goldy le dévisagea, les yeux mi-clos.

— Bois un coup et t’emballe pas. De toute façon, tu peux pas la retrouver ce soir. Vaut mieux réfléchir un peu à l’affaire.

Il versa une nouvelle rasade à Jackson, qui considéra son verre avec dégoût, mais le vida d’un trait.

— Réfléchir à quoi ?

— C’est justement ce que je voudrais savoir. Qu’est-ce qu’elle avait, ta femme, dans sa malle, en plus des fringues ?

Jackson battit des paupières. Le repas, le whisky et l’air vicié de la chambre l’avaient engourdi.

— Un héritage.

— Mais encore ?

Le cerveau de Jackson se brouillait, mais il soupçonnait son frère de préparer un coup fourré.

— C’est des casseroles en cuivre, et des poêles, et des bassines, cria-t-il, exaspéré. Des cadeaux qu’on lui a faits pour son mariage.

— Des casseroles en cuivre ! Des poêles et des bassines ! Goldy regardait son frère, incrédule. Tu vas pas me faire croire qu’elle a foutu le camp avec son gringalet pour faire la tambouille ?

Le sommeil gagnait Jackson qui peinait à garder les yeux ouverts.

— Fiche-moi la paix avec cette malle. Si tu veux me rendre service, t’as qu’à m’aider à retrouver ma femme, sans t’occuper de ses affaires.

— C’est tout ce que je veux, frangin, t’aider à retrouver ta mignonne. Mais faut que je sache ce qu’y a à chercher.

Jackson, abruti de fatigue, ne répondit pas. Il s’allongea sur le divan et sombra instantanément dans le sommeil.

— Elle était trop raide, la camelote, marmonna Goldy.